dimanche 29 septembre 2013

RENE MAGRITTE 1898-1967 X

 
 
 
RENE MAGRITTE-1926 27 Le Joueur secret
 

 
 
"Par son format comme par son sujet, ce tableau est primordial dans l'oeuvre de Magritte car il fut considéré comme l'un des premiers surréalistes. Dans cette peinture, on fait face à la naissance d'éléments nouveaux qui deviendront récurrents dans son travail (par exemple, le rideau rouge, sur la droite).
Ainsi, le jeu des proportions des éléments représentés est devenu, depuis ce tableau, un des fondements de son surréalisme. En effet, les proportions ne sont pas habituelles pour notre regard. On retrouve un décalage entre les hommes, ces personnages et les objets. Les quilles, qui prennent une importance capitale dans l'oeuvre de Magritte, dépassent largement leur taille initiale, surpassant ici la taille humaine. Une grande tortue volante noire prend place quasiment au centre de l'oeuvre. Quant au grand rideau rouge sur toute la longueur droite du tableau, il révèle une mise en scène totalement surréaliste et donne un aspect théâtralisé.
Il est donc clair que Magritte retravaille les proportions qu'offre un monde réel afin de dégager un univers imaginé, fictif, qui ne ressemblerait à aucun lieu identifiable, aucune scène connue. Les objets proportionnellement plus grands que les personnages donnent à l'oeuvre toute sa dimension surréaliste.
 
L'inerte semble effectivement devenir vivant, habité. Au bout des quilles des branches fleuries donnent l'illusion qu'il s'agit d'un arbre ayant pour tronc un objet. La quille, c'est-à-dire la matière inerte, semble alors beaucoup plus vivante, devenant un végétal, un semblant de vie, donc. Paradoxalement, l'arbre semble alors perdre de son vivant. Les personnages semblent immobiles, semblables à des statues. Dans ce décor surprenant, ils apparaissent désanimés par le contexte, ce lieu ne correspond pas vraiment à un terrain de jeu. Nous pouvons ici faire référence à sa série de tableaux Les grâces naturelles, qui désanime quelque peu des oiseaux de tout mouvement, transformés en feuilles ; parfois de couleur grisâtre, tels des rochers, c'est-à-dire de l'inerte. Quant à l'animal présent dans Le joueur secret, la tortue, elle semble également perdre son éclat de vie, reconnaissable uniquement par sa forme et non par sa couleur, entièrement noire, dénuée de tout signe distinctif.
Magritte crée ainsi le paradoxe : l'inerte prend vie tandis que le vivant se désanime. Tous ces éléments contribuent une fois de plus à la dimension surréaliste du tableau.
 
Le seul animal présent dans l'oeuvre n'est reconnaissable que par sa forme. Ce qui semble être une tortue vole étrangement. Elle refera son apparition par la suite dans plusieurs tableaux. Noire et luisante, elle a plus l'aspect d'un minéral, tel un rocher taillé en forme de tortue. Cela a pour effet d'alourdir l'animal. Effectivement, elle semble pesante, lourde, due à son aspect de pierre, de roche. Paradoxalement, elle est dans les airs comme si elle volait. Le contraste est alors saisissant : ce qui apparaît comme lourd et volumineux devient empreint de légèreté.
La tortue occupe donc une place extrêmement importante dans l'oeuvre : elle occupe une bonne partie de la peinture. Elle lui donne alors une bouffée d'air. En la faisant voler, Magritte rend cette imposante masse noire légère et dynamique. Nous pouvons alors immédiatement penser à sa très célèbre oeuvre  Le château des Pyrénées, réalisé plus tard, en 1959. Cet immense bloc de pierre flotte dans l'air, brisant ainsi sa masse imposante et son poids volumineux.
L'animal ici ne semblait au départ pas avoir sa place dans l'oeuvre, par son côté décalé. Finalement, elle offre elle aussi une dimension surréaliste au tableau avec son effet de légèreté.
 
Magritte destabilise notre perception usuelle de la réalité, ce qui renforce l'idée que cette oeuvre est la première vraiment magrittéenne. Tout d'abord, les quilles perdent leur dimension usuelle et font office de troncs aux arbres. Il est clair que nous n'avons pas l'habitude d'être confronté à ce type de tableau. Cela ne correspond à rien de réel, rien de connu. Quant à la tortue, elle destabilise également le spectacleur puisqu'elle vole : ce qui est impossible. Autre élément déconcertant : le personnage sur la droite, semblant se montrer derrière une sorte de fenêtre. L'homme ainsi que le lieu qui l'entoure semblent sortir de nulle part. Le lieu et le décor sont donc incroyablement étrangers et seuls les deux joueurs semblent des éléments identifiables et normaux. Il prennent place dans un univers étonnant et décalé qui destabilise ainsi notre vision habituelle du monde réel. Le spectateur doit faire face à une perte de repères, une quête de sens.
Le titre Le joueur secret n'est alors pas évident à comprendre. Le lien entre le titre et l'oeuvre est difficile à cerner, voire impossible si on ne mène pas une réflexion au préalable.
Il convient de souligner que ce qui saute aux yeux immédiatement, ce sont les deux joueurs au centre. L'un tenant une batte de base-ball, l'autre le gant pour réceptionner la balle. Ils regardent tous deux vers la gauche comme s'ils attendaient la balle. Cependant, cette dernière n'est visible nulle part sur le tableau. De plus, remarquons que ces joueurs sont au premier plan et ne se cachent pas.
Dès lors le joueur secret serait-il le troisième personnage sur la droite ? Mystérieux, il n'est pas habillé en tenue de sport comme les autres. En retrait, il semble enfermé dans ce qui est à mi-chemin entre un placard et une fenêtre. Ce qui est certain, c'est que le rapport au titre n'est pas évident à cerner et qu'il laisse planer le doute et les interrogations.
 
L'oeuvre ici analysée tend à dépasser le monde des objets dans le but de révéler un univers de choses. En effet, rien n'est identifiable dans son oeuvre, objets et vivants sont détournés. L'esprit humain face à cette peinture perd sa maîtrise de la réalité et toutes les définitions possibles des objets. Ils deviennent méconnaissables.
De ce fait, nous pouvons tout-à-fait qualifier ce monde étrange d'univers de choses. Une chose étant quelque chose qui nous échappe. C'est effectivement ce qui se passe avec Magritte : la réalité nous échappe et se transforme en un endroit encore jamais identifié ou imaginé. On peut alors parler de surréalisme puisqu'ici on surpasse, on transcende le monde réel vers un univers inconnu bien au delà de la réalité. Le spectateur n'est plus enfermé dans sa perception rassurante qu'il connaît de la réalité.
 
La peinture dévoile le fait-même que la réalité est mystérieuse. Elle ne tend pas à une thèse visant à éclairer un mystère.
Ce dernier est en effet le fondement de son travail. Avec son penchant pour le mystère, il réduit toute la réalité à une pensée abstraite. Sa peinture n'est jamais une représentation de l'objet réel, mais l'action de la pensée du peintre sur l'objet réel. Ainsi, celui-ci devient un étranger au spectateur, "quelque chose" qu'on ne saurait définir ou qualifier.
"Je veille, dans la mesure du possible, à ne faire que des peintures qui suscitent le mystère avec précision et l'enchantement nécessaire à la vie des idées" : les propos de l'artiste ne sont-ils pas ici révélateurs d'une quête de mystère ? Il semblerait donc que Magritte ait ici le désir de dévoiler sa réalité à lui, pleine de mystère.
 
Nous pouvons donc conclure après cette analyse que l'art interroge notre perception de la réalité. L'artiste offre un regard neuf sur le monde aux spectateurs. Chaque oeuvre est bien souvent une représentation subjective de la réalité qui nous entoure. Le cinéma, la peinture, la photographie... L'art a réussi la pari d'élargir notre champ de représentation de notre perception du monde.
Comme le disait le philosophe Bergson, un artiste "plus détaché de la réalité" arrive à percevoir plus de choses que les autres. Ainsi, il ne fait aucun doute qu'il interroge notre vision du réel.
Lorsque Duchamp a posé son urinoir dans un musée en déclarant "ceci est une oeuvre d'art", n'a-t-il pas révolutionné notre perception de l'art et en même temps de la réalité ? Les artistes ont depuis toujours été les moteurs pour l'éclaircissement de notre vision, trop collée au réel. Ici, Magritte nous livre son univers décalé, surréaliste et mystérieux, nous obligeant ainsi à se questionner sur la réalité qui nous entoure, vivants comme inertes. Il est donc certain que l'art remet en question notre perception immédiate de la réalité."


                                                                                                           Amélie Jeauneau, TL, mai 2010

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