mercredi 31 juillet 2013

LE SURREALISME ET LES OBJETS

Du statut de l'objet à l'objet-statue: le traitement surréaliste de l'objet

par Nicole GOURGAUD

Dans ses Entretiens, Breton déclare en substance avoir toujours éprouvé une grande estime pour Duchamp en raison de son génie. Par ailleurs, il salue à plusieurs reprises la figure emblématique de Lautréamont.
Ces deux précurseurs reconnus serviront de point de référence à cette étude qui ne prétend pas rendre compte de toute l'histoire de l'objet surréaliste. (1) Nous tâcherons de voir ce qu'ont pu apporter au surréalisme les intuitions de Lautréamont et de Duchamp.
Le merveilleux peut se dévoiler à l'homme au quotidien. Même si par nature l'objet, chose "reprise et humanisée par l'usage qu'en font les hommes" (2) se rattache au réel et ne bénéficie d'aucun statut particulier en dehors de son aspect fonctionnel, le regard posé sur lui peut suffire à en faire une œuvre d'art.
Telle est la révélation qu'apporte aux surréalistes Marcel Duchamp.
(3) Celui-ci relève le statut de l'objet en le saisissant dans sa singularité. D'une roue de bicyclette, d'un porte-bouteilles ou d'un urinoir, il fait une œuvre d'art, par un simple détournement subversif de sa fonction. Le hasard n'intervient pas dans la démarche de Duchamp qui est toute intellectuelle. L'objet, dépouillé de ses attributs, devient autre. D'objets usuels sur lesquels le regard passe sans s'attarder, Duchamp fait des objets de contemplation qui suscitent choc et surprise chez le spectateur. Ses "ready made"
(4) sont exposés au Salon des Indépendants de 1917.
Mais la façon de procéder de cet artiste ne se limite pas à prendre un objet ordinaire et à l'isoler de son contexte utilitaire: elle consiste aussi, après avoir sorti l'objet de son contexte, à le rebaptiser non sans humour: l'urinoir est dénommé "fountain"… Le rapport entre l'écrit et l'objet tend à redéfinir celui-ci. En fonction de cette redéfinition, le regard porté sur l'objet est différent et révèle en lui une nouvelle utilité, inconnue, étrange, cocasse.
En emboîtant le pas à Marcel Duchamp, les surréalistes confirment la crise de la représentation de l'objet (qui trouve probablement son origine dans l'invention de la photographie), et témoignent de leur remise en cause des valeurs de l'esthétique classique.
À leur tour, les surréalistes arrachent les objets à leur vocation utilitaire, obligeant de cette façon les amateurs d'œuvres d'art à percevoir autrement le réel. Ils anéantissent, comme Dada avant eux, la notion sacralisée de "création artistique". Désormais il y a nécessité d'interpénétration de la vie dans l'art, de l'art dans la vie; le rêve et la réalité doivent s'imbriquer étroitement, fusionner. Opposés aux références admises, hostiles aux lieux communs, ceux-là même qui ont l'ambition révolutionnaire de "changer la vie", de transformer le monde, vont tenter de montrer la face cachée des choses.


Le photographe américain Man Ray, désigné comme peintre "présurréaliste et surréaliste" dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme (et qui deviendra le photographe officiel des surréalistes), s'intéresse très tôt à l'objet. On connaît sa création Le Cadeau (1921): un fer à repasser hérissé de pointes, qui contredit visiblement la fonction utilitaire de l'objet; d'autres "objets de [son] affection" comme il les appellera, suivront. Il se montre proche de l'état d'esprit de Duchamp, mais tandis que Duchamp propose comme œuvre d'art l'objet réel, Man Ray, lui, fabrique un objet modifié.(5) Ainsi que le souligne René Passeron, "Les ready-made de Duchamp sont déjà des objets "dépaysés", mais pas encore des "objets surréalistes" (6). Il n'en reste pas moins que là encore la filiation est attestée.
Les objets introuvables de Carelman(7) s'inscrivent complètement dans la lignée du Cadeau de Man Ray… Ils jouent sur le mélange d'insolite et de familiarité qu'on entretient avec eux. Ces objets -parmi lesquels on découvre un "fer à repasser à roulettes"!- sont accompagnés d'un commentaire…
Bien des peintres ont, avant Magritte, mis sur la toile des inscriptions plus ou moins poétiques. José Pierre8 rappelle que ceci est "une constante de l'art moderne" mais le peintre belge, lui, questionne fondamentalement l'arbitraire du signe; il publie par exemple en 1929, dans La Révolution surréaliste, (Nº 12, 15 décembre 1929) "Les Mots et les images", dénonçant le piège du mimétisme pictural.
 
Les objets de Man Ray et les recherches de Magritte vont aboutir chez Breton au poème-objet: le point commun demeure la rencontre de l'objet et du verbe.
Avec l'invention des poèmes-objets, Breton réalise une "composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur leurs pouvoirs d'exaltation réciproque" (Le Surréalisme et la peinture).
Dans une conférence prononcée à Prague en 1935 et intitulée "Situation surréaliste de l'objet, situation de l'objet surréaliste", Breton précise que l'intérêt des poèmes-objets tient à leur faculté de produire une sensation "d'une nature exceptionnellement inquiétante et complexe".(8)
En voici deux exemples: en 1934, Breton réalise un poème-objet. Il s'agit d'un canif ficelé sur une feuille de carton; lui est associé un poème de trois vers: "Le torrent automobile de sucre candi/Prend en écharpe un long frisson végétal/Étrillant des débris de style corinthien".

En 1936, il propose un autre poème-objet: c'est un paquet de cigarettes portant l'inscription "l'Océan glacial/jeune fille aux yeux bleus/dont les cheveux/étaient déjà blancs". L'image d'une hermine est par ailleurs collée sur le fond du paquet.(9)
Le poème-objet est une alchimie entre deux modes d'expression, l'un littéraire, l'autre non. Dans ses réalisations tridimensionnelles, Breton manifeste sa quête de la "beauté convulsive". C'est ici qu'intervient la figure de Lautréamont…
 
On peut s'interroger sur l'origine de la fascination qu'exerce sur les surréalistes l'auteur des Chants de Maldoror. Sans doute faut-il la chercher dans cette expression: "Beau comme la rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection". Les surréalistes perçoivent fortement la capacité de Lautréamont à générer le merveilleux et ils sont sensibles à sa pratique d'une esthétique de la surprise privilégiant l'insolite ou le bizarre. On sait combien la notion de merveilleux est essentielle pour Breton qui note dans son premier manifeste, en 1924: "(...) le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau".

La formule de Lautréamont ne suggère pas la rencontre entre l'objet et le mot, mais entre deux objets. Cet aspect incongru n'a pas manqué d'attirer les surréalistes. Cette rencontre fortuite de deux objets offre une possibilité esthétique: le hasard est une brèche qui permet au surréel de s'engouffrer dans le réel.
Lautréamont a donc révélé aux surréalistes le potentiel poétique du hasard (et de l'humour). Les rencontres fortuites ne sont-elles pas par excellence propres au rêve?

L'objet devient alors un révélateur. Ce rapport entre l'objet et le rêve est mis en évidence par Breton(10) lorsqu'il propose "de fabriquer, dans la mesure du possible, certains de ces objets qu'on n'approche qu'en rêve et qui paraissent aussi peu défendables sous le rapport de l'utilité que sous celui de l'agrément".
Ducasse n'a donné qu'une formule poétique; les surréalistes vont lui donner une réalité en trois dimensions.


En 1930, Giacometti réalise L'Heure des traces; cette œuvre est considérée comme le premier objet surréaliste. Il s'agit d'une boule mobile suspendue au-dessus d'un croissant.
Cette même année, Breton et Eluard rapportent que Dali "construit et définit les objets à fonctionnement symbolique (objet qui se prête à un minimum de fonctionnement mécanique et qui est basé sur les phantasmes et représentations susceptibles d'être provoqués par la réalisation d'actes inconscients)".
D'autres créateurs d'objets suivront qui méritent d'être cités, tels Hans Bellmer, auteur de La Poupée (1936) ou encore Meret Oppenheim dont le premier objet surréaliste s'intitule Tasse, soucoupe, cuiller couverts de fourrure.
La création des objets surréalistes "répond à la nécessité de fonder", selon l'expression décisive de Paul Eluard, une véritable "physique de la poésie" indique Breton(11). Ils diffèrent des objets qui nous entourent par "simple mutation de rôle", ajoute-t-il.(12)
Tout en continuant à s'intéresser aux effets oniriques produits par l'objet fabriqué, Breton manifeste de plus en plus d'intérêt pour les objets trouvés. Dès Nadja, l'écrivain, parlant du marché aux puces de Saint-Ouen, disait la "quête de ces objets qu'on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés (...)". Lors d'une promenade dans les environs de Lorient, Breton découvre des objets échoués sur une plage. Déposés au hasard par la marée, ils ne demandent qu'à être investis d'une "vertu"…
 
L'objet est désormais perçu comme habité par l'esprit. Jean-Claude Blachère rappelle qu'"il y eut, chez Breton, une croyance à la magie et une application pragmatique de cette croyance, dont tout porte à penser que le poète ne la conçut pas sur le seul plan métaphorique".(13)
Ainsi les surréalistes ont-ils mis l'objet au cœur d'un questionnement caractéristique de l'époque, à savoir l'altération de la relation sujet/objet. Duchamp avait libéré l'objet, les surréalistes après l'avoir déclaré catalyseur de poésie quêtent en lui les forces obscures qu'il recèle…

 
1) On consultera pour avoir une vue chronologique plus complète de l'objet surréaliste le Dictionnaire du Surréalisme de Jean-Paul Clébert, Ed. du Seuil, 1996, et Gérard Durozoi Histoire du mouvement surréaliste,Hazan, 1997.
(2) Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, L'école du spectateur, Ed. Belin, 1996, p. 107.
(3) Marcel Duchamp (1887-1968) signe ses premiers "ready made" en 1914. "L'art est le produit de deux pôles; il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui regarde. Je donne à celui qui regarde autant d'importance qu'à celui qui la fait". Marcel Duchamp cité dans Regards sur la peinture, nº 68, Ed. Fabbri, Paris, 1988.
(4) Breton donne la définition suivante du ready made: "objet manufacturé promu à la dignité d'œuvre d'art par le choix de l'artiste".
"MANDOLINE: Indispensable pour séduire les Espagnoles."
Flaubert.
Dictionnaire des idées reçues.
(5) On pourrait parler de "Raymade" suggère Jean-Paul Clébert dans son Dictionnaire du Surréalisme, Ed. du Seuil 1996 p. 499.
(6) René Passeron, Histoire de la peinture surréaliste, Librairie Générale Française, 1968, Le livre de poche, biblio essais p. 268-269.
(7) Carelman, Catalogue d'objets introuvables, Ed. André Balland, 1969, Le livre de poche nº 4037
"CHAÎNE: C’est hache haïe et nœud."
M. Leiris. Glossaire:
j’y serre mes gloses.

(8) José Pierre: "André Breton et le poème-objet" in L'Objet au défi, études réunies par Jacqueline Chénieux-Gendron et Marie-Claire Dumas, P.U.F., 1987 (c)1987 "Champ des activités surréalistes" C.O.L.I.A.R.T.C.O. CNRS, p. 131 à 142.
(9) Cité dans le Dictionnaire du Surréalisme, article POÈME-OBJET, p. 472.
"CALICE:
Cilice de pétales."
M. Leiris.
ibid.
(10) Point du jour, Éd. Gallimard, Folio essais, 1970 "Introduction au discours sur le peu de réalité", page 25.
"[La montre] résume le double mode sur lequel nous vivons les objets.
D’une part, elle nous informe sur le temps objectif: or, l’exactitude chronométrique est la dimension même des contraintes pratiques, de l’extériorité sociale et de la mort. Mais en même temps qu’elle nous soumet à une temporalité irréductible, la montre en tant qu’objet nous aide à nous approprier le temps."
J. Baudrillard.
Le Système des objets (objets et habitudes: la montre).
(11) "Crise de l'objet" in Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965, p. 279
(12) Ibidem, p. 280.
(13) Jean-Claude Blachère, Les Totems d'André Breton, Surréalisme et primitivisme littéraire, Ed. L'Harmattan, Paris, 1996, p. 147.


Marcel Duchamp-1963 Bicycle Wheel
 

 ANDRE BRETON POEME OBJET
 
 
MAN RAY-Ce qui manque à nous tous 1927, editioned replica 1973

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